Quand l’utopie collaborative devient dystopie commerciale
Il était une fois, en 1969, un projet militaire américain nommé Arpanet qui rêvait de connecter le monde. Cinquante-cinq ans plus tard, nous voici prisonniers de notre propre création, spectateurs impuissants d’une colonisation numérique que nous avons financée avec nos propres deniers.
97,2% des investissements datacenters en France proviennent d’acteurs étrangers. Seulement 2,8% sont franco-français. Laissez-moi vous traduire cette statistique : nous payons pour construire les chaînes de notre propre asservissement numérique.
Le Grand Détournement : Quand les Mots Perdent Leur Sens
« Cloud », « Big Data », « IA », « Green IT », « Cybersécurité », « Souveraineté numérique »… Autant de termes techniques précis devenus des slogans marketing vidés de leur substance. Le cloud ? Une métaphore poétique pour désigner « l’ordinateur de quelqu’un d’autre ». Le Big Data ? L’art de transformer vos données personnelles en or numérique pour autrui. L’IA ? Un algorithme statistique déguisé en révolution pour justifier des milliards d’investissements.
Et que dire du Green IT ? Quand Microsoft annonce 4 milliards d’euros d’investissement en France pour ses datacenters « 100% renouvelables », on nous vend du rêve écologique en occultant soigneusement le Cloud Act qui permet aux autorités américaines d’accéder à nos données « vertes » sans notre consentement.
L’Amnésie Collective des Oubliés
Pendant que les DSI des grands groupes négocient leurs contrats cloud à coups de millions, qui pense aux 2,6 millions de TPE-PME françaises ? Qui songe aux 35 000 communes rurales où l’administration locale stocke ses données citoyennes chez AWS ou Azure ?
Ces « oubliés » du numérique représentent pourtant 99% du tissu économique français. Ils confient aveuglément leurs données stratégiques – comptabilité, fichiers clients, brevets industriels – aux géants américains, ignorant tout du Patriot Act et du Cloud Act qui transforment leurs serveurs en espions potentiels.
Le paradoxe des 109 milliards : investissements records… mais captés par l’étranger
Emmanuel Macron a récemment annoncé un plan massif de 109 milliards d’euros d’investissements privés dans l’intelligence artificielle et les datacenters en France. Un chiffre impressionnant, qui témoigne d’une volonté d’accélérer notre transformation numérique. Pourtant, derrière cette annonce, une réalité bien moins souveraine se dessine : l’essentiel de ces financements profite à des acteurs étrangers, souvent extra-européens.
Parmi les principaux bénéficiaires :
- MGX (fonds souverain émirati) annonce jusqu’à 50 milliards d’euros pour un méga campus de datacenters,
- Brookfield (Canada) engage 20 milliards d’euros via sa filiale Data4,
- Apollo Global Management (USA) prévoit 4,5 milliards d’euros dans des infrastructures IA en France,
- Amazon Web Services investira 1,2 milliard d’euros d’ici 2031.
Ces montants contrastent fortement avec les capacités de nos champions nationaux. OVHcloud, leader français du cloud, a mobilisé environ 1 milliard d’euros depuis 2021 pour étendre ses activités et opère aujourd’hui 44 datacenters dans le monde. Mais cela reste marginal face à la puissance de feu de certains fonds internationaux, capables d’injecter à eux seuls plus que l’ensemble du secteur français.
L’Illusion de la Souveraineté par Procuration
« Nos données restent en France ! » nous rassure-t-on. Certes, mais sous quelle juridiction ? Le Cloud Act américain de 2018 permet aux autorités US d’accéder aux données stockées par leurs entreprises, même hébergées à l’étranger. Votre serveur Google à Châteauroux reste soumis au droit américain, pas français.
Concrètement : un concurrent américain peut, sous prétexte d’une « suspicion de malversation impliquant des actifs américains », accéder légalement aux données stratégiques d’une entreprise française hébergées chez Google France. Il copie vos innovations, propose une offre similaire moins chère, et vous dépasse sur votre propre marché. L’espionnage industriel légalisé sous couvert de sécurité nationale.
L’Alternative Existe : Le Maillage Intelligent Contre les Cathédrales Énergivores
Depuis 2016, chez Adamentis, nous défendons une approche radicalement différente : un maillage territorial intelligent de datacenters distribués, à rebours des projets pharaoniques qui concentrent 1 GW sur un site unique.
Plutôt que de bâtir une cathédrale énergétique, nous proposons un réseau de micro-datacenters, dimensionnés pour répondre aux besoins concrets des bassins économiques, à l’échelle des zones d’activités, technopôles ou intercommunalités.
Selon la densité d’entreprises, cela représente un datacenter tous les 100 à 200 kilomètres, avec une puissance moyenne de 80 à 200 kVA par site, parfaitement adaptée aux charges locales (cloud souverain, IA de proximité, stockage sécurisé…).
Les avantages concrets de ce modèle :
Latence ultra-faible : 1 à 10 ms, contre 50 à 200 ms dans les architectures centralisées.
Résilience intrinsèque : aucun point unique de défaillance, chaque site peut prendre le relais d’un autre.
Souveraineté renforcée : hébergement local, gouvernance locale, conformité RGPD par conception.
Empreinte carbone réduite : gestion optimisée des flux énergétiques, mutualisation des besoins thermiques, valorisation des énergies renouvelables locales.
Service de proximité : support technique réactif, souveraineté numérique accessible aux TPE/PME, collectivités et acteurs publics.
Cette vision d’un edge computing territorial et souverain est trop « petite » pour les investisseurs à la recherche de gigantisme et de titres à la une. Elle ne génère pas de buzz dans Les Échos, mais elle répond, de manière précise, durable et opérationnelle , aux défis énergétiques, numériques et géopolitiques que les méga-projets centralisés prétendent résoudre.
L’Ère de l’Ultracrépidarianisme Numérique
Nous vivons l’époque de l’ultracrépidarianisme généralisé. Ce terme, issu du latin « sutor, ne supra crepidam » (cordonnier, ne va pas au-delà de la chaussure), désigne ceux qui donnent leur avis sur des domaines qu’ils ne maîtrisent pas.
Qui parle de datacenters aujourd’hui ? Les politiques qui confondent serveur et radiateur, les journalistes qui recopient les communiqués de presse, les consultants en tout genre qui vendent de la transformation digitale comme d’autres vendaient de la poudre de perlimpinpin.
Qui devrait en parler ? Les ingénieurs système, les architectes réseaux, les experts en cybersécurité, bref… ceux qui comprennent la différence entre un watt et un téraoctet.
Et Si Nous Avions Pris le Mauvais Chemin ?
La question n’est plus de savoir si nous dépendons technologiquement des États-Unis, c’est un fait. La question est : acceptons-nous de financer notre propre colonisation numérique ?
Les peurs sont légitimes :
- Peur de l’inconnu technologique
- Peur de l’IA qui échappe à notre contrôle
- Peur d’être dépassés par la concurrence
- Peur de perdre notre liberté économique
- Peur de la surveillance généralisée
Mais ces peurs justifient-elles de tout abandonner aux GAFAM ? De transformer la France en territoire d’expansion pour les géants du numérique ?
L’Urgence de la Réflexion Collective
Il est temps de sortir du déni. 109 milliards d’euros, c’est le budget annuel de l’Éducation nationale. Cette somme, investie intelligemment dans un écosystème français et européen, pourrait créer une véritable alternative souveraine.
Nous devons collectivement :
- Exiger la transparence sur les flux de données transfrontaliers
- Privilégier les solutions européennes dans nos appels d’offres publics
- Investir massivement dans la formation aux métiers du numérique
- Développer un patriotisme technologique assumé
- Créer des champions nationaux avant qu’il ne soit trop tard
L’Appel aux Armes Numériques
L’histoire jugera notre génération : celle qui aura eu le choix entre l’indépendance et la facilité, entre la souveraineté et la soumission confortable.
Dirigeants d’entreprises, sortez de la logique du coût immédiat. Investissez dans votre indépendance numérique comme vos prédécesseurs investissaient dans leurs outils de production.
Élus locaux, questionnez vos prestataires informatiques. Demandez où sont hébergées les données de vos administrés. Exigez des garanties de souveraineté.
Citoyens, informez-vous. Votre vote numérique vaut votre vote politique. Chaque service que vous choisissez façonne le monde de demain.
Le rêve d’Arpanet était beau : connecter l’humanité. Ne laissons pas quelques géants américains le transformer en cauchemar orwellien. Il est encore temps de reprendre le contrôle.
« Sutor, ne supra crepidam » – Cordonnier, ne va pas au-delà de la chaussure. Peut-être est-il temps que les cordonniers du numérique reprennent la parole ?
Vincent Podlunsek
Fondateur d’Adamentis – Expert en datacenter éco-responsable et souveraineté numérique
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